Chapitre 8 : L'Elysée nouvelle manière (extrait disponible)

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"Mes chers ministres, vous voir ainsi tous réunis m'est une telle joie, que j'ai le plaisir, que j'espère partagé, de vous annoncer, qu'à l'avenir nous nous retrouverons chaque mercredi, ici même, à déjeuner, après le Conseil des ministres."
Un sourire narquois aux lèvres, le Premier ministre se leva pour prendre la parole :
"Monsieur le président de la République, au nom du gouvernement, et en mon nom, je vous remercie de votre hospitalité républicaine. Outre que je me réjouis de cette initiative, au plan politique, puisqu'elle nous est l'occasion d'approfondir entre nous maints sujets de première importance, que nous n'avons que l'occasion d'effleurer en Conseil des ministres, faute de temps, permettez-moi de vous dire que je m'en félicite également, sur un plan plus personnel. Comme vous le savez, je suis affublé d'une certaine surcharge pondérale. Or, ce que vous ignorez en revanche, c'est que son symptôme le plus inesthétique, à savoir ma proéminence ventrale, fait la désolation de mon épouse. Aussi, monsieur le président de la République, mille mercis de m'avoir permis de prendre conscience, à la faveur de ce repas, que je qualifierai dans un accès d'indulgence de frugal, que mon estomac était tout à fait capable d'y survivre. Dès ce soir, j'annoncerai donc la grande nouvelle à ma femme : "Chérie, je me mets au régime." "
Le Président se fendit d'un grand éclat de rire, et les mines contrites de nombreux ministres retrouvèrent quelques couleurs. Le courant passait remarquablement bien entre les deux hommes. Sans doute leurs origines paysannes communes expliquaient-elles en grande partie leur connivence ? Son bon sens terrien faisait indiscutablement de Govin un animal politique à part dans le paysage français. Bien qu'issu du sérail, il n'avait de cesse de s'en démarquer, en stigmatisant par quelques saillies dont il avait le secret, ses nombreux travers. Grand, massif, l'oeil ombrageux, son physique annonçait le tempérament sanguin que trahissaient l'impatience de ses gestes et la fougue de ses propos. Chotard, le vrai, pouvait lui être reconnaissant d'avoir largement contribué, grâce à quelques-unes de ses trouvailles conceptuelles, à sa victoire sur Bellichian. Entre autres emprunts à Govin, il lui devait notamment celui de pensée inique, grâce auquel il était parvenu à effacer quelque peu l'étiquette de réactionnaire impénitent qui lui collait à la peau, et avait réussi à insinuer dans l'esprit de nombreux déçus du socialisme que, pour une fois, la droite tenait la dragée haute à la gauche sur son terrain de prédilection, celui des idées. En fait de paternité, Govin pouvait surtout se prévaloir de la formule elle-même. La pensée inique, c'était celle de tous les conservateurs de tout poil, partisans de l'économisme triomphant, du libéralisme comme seule "civilisation" qui vaille, bref les bourgeois, au sens de la définition d'Emmanuel Berl, que Govin ne se lassait pas de citer: " Les bourgeois ne prétendent pas que les choses aillent bien ; tout ce qu'ils affirment c'est qu'elles ne peuvent aller mieux." Marx avant tout le monde, et bien d'autres après lui, avaient instruit leur procès. Mais enfin, le propre des grandes idées est qu'elles suscitent toujours des vocations de repreneurs... Ce qui était savoureux, c'était que des hommes aussi foncièrement de droite que Govin et Chotard puissent les reprendre à leur compte impunément, sans que personne s’en émeuve. La droite avait renoué avec les idées, mais c'était en faisant sienne des idées de gauche. La gauche elle-même, d'ailleurs, n'avait rien trouvé à y redire. Il est vrai que durant ses dix années au pouvoir, celle-ci s'était évertuée, non sans succès, à faire oublier qu'elle en avait été naguère, dans l'opposition, l'inlassable porte-parole.
Govin était un intellectuel égaré en politique. A l'âpreté du combat public, il préférait le maniement des idées ; au contact des électeurs anonymes, les joutes oratoires avec un parterre d'universitaires triés sur le volet ; au traitement des affaires courantes, l'élaboration d'un projet de loi iconoclaste. Chez lui, l'action politique ne sortait jamais du cadre étroit de la rhétorique, et son ardeur réformatrice tenait tout entière en quelques concepts habilement remis au goût du jour. Mais son sens inné de la formule, la hardiesse de ses images, le volontarisme de ses propos, dissipaient miraculeusement le fait que ses paroles ne se traduisaient que très rarement dans la réalité de ses concitoyens. Dans sa bouche, les mots avaient valeur d'actes. Ernest n'était pas dupe. Mais, somme toute, considérait-il que Govin était ce qui se faisait de moins mal, du moins à droite, en politique. Et puis l'essentiel était pour lui que son Premier ministre partage ses idées : peu lui importait qu'il soit incapable de les traduire dans les faits, puisqu'il était résolu à les mettre lui-même en musique. A Govin le livret, à Ernest la partition et l'orchestration.

Conscient que l'état de grâce retrouvé lui intimait d'accélérer le calendrier des réformes, le Président annonça en personne un train de mesures amorçant un changement de cap complet. L'ordre des priorités fut inversé : l'emploi, comme aux plus beaux jours de la campagne électorale de Chotard, devint le maître-mot de la politique gouvernementale. Par un glissement sémantique dont il avait le secret, Chotard, peu après son élection, avait tourné le dos à ses promesses de candidat en se déclarant résolu à donner la priorité à la lutte contre les déficits. Il y voyait maintenant le seul moyen de lutter contre le chômage. Alors que, candidat, il n'avait eu de cesse de battre les estrades et les plateaux de télévision en proclamant exactement le contraire. Ce virage à 180 degrés avait été, comme de bien entendu, accueilli le plus favorablement du monde par les marchés financiers. L'austérité, synonyme de stabilité des taux d'intérêts et d'inflation zéro, telle était bien tout ce qu'ils attendaient des gouvernements, et, qu'au besoin, ils étaient prêts à leur imposer en leur retirant du jour au lendemain leurs montagnes de capitaux. Mais la politique de ponction à tout va des revenus des ménages qui en découlait, fut loin de produire les effets escomptées par Chotard : engendrer le surplus de recettes nécessaires à la résorption des déficits. Elle ne réussit en fait qu'à lui mettre à dos tout le pays. Si bien que, même à droite, des voix s'élevèrent pour suggérer que l'on donne un coup de pouce aux salaires. Afin d'éviter de voir la croissance s'essouffler plus encore, en soutenant la demande. Mais le gouvernement, s'estimant sur la bonne voie, ne céda pas d'un pouce. Une fois encore, l'orthodoxie économique, non contente de jouer contre le porte-monnaie des ménages, jouait aussi contre l'économie elle-même : le chômage progressait de mois en mois, les déficits publics et sociaux battaient des records. Ce qui n'émeuvait en rien les libéraux et porte-drapeaux de tout poil de l'internationale du capitalisme, qui, bien au contraire, arc-boutés sur les bons résultats du commerce extérieur et sur la faiblesse de l'inflation, affichaient toujours leur optimisme de circonstance, au diapason de la Bourse de Paris, dont l'indice progressait inexorablement à la faveur des baisses infinitésimales et successives des taux d'intérêts.
Ernest les fit bondir de rage en annonçant ses mesures de relance de l'activité économique. Un des leurs les trahissait; ils perdaient du coup tous leurs repères. Le CAC 40 eut changé de nom qu'ils n'en auraient pas été plus bouleversés. Parmi les propositions coup de poing que présenta le nouveau Président, certaines, il est vrai, étaient dignes de figurer dans un programme commun de gouvernement de gauche : fiscalisation des allocations familiales, réduction du temps de travail, taxation des revenus du capital, suppression des multiples avantages fiscaux... Mais ses projets de réforme dépassaient le strict cadre national. Ainsi, le Président afficha-t-il également sa détermination, pour que soit instaurée une clause sociale, d'application immédiate, dans les échanges avec les pays tiers à l'Europe. Il se déclara résolu à ne pas trahir, comme tant de ses prédécesseurs, la confiance qu'avait placée en lui les Français. Et d'écorner sérieusement le credo de la vision mondialiste de l'économie, perçue comme une fatalité : "On nous dit que nous n'avons plus le choix désormais, que les économies sont devenues si imbriquées les unes dans les autres qu'il est trop tard pour faire machine arrière. A quoi donc servent les hommes politiques s'ils ne sont là que pour gérer la fatalité? On nous dit que la concurrence acharnée à l'échelle mondiale se justifie au nom de la défense des consommateurs. Pourtant, plus ça va, moins il y a de consommateurs. On nous dit que nous dépendons tellement des pays émergents qu'on ne peut plus s'en passer. Faux : le commerce français s'effectue à plus de 75% dans le cadre de l'Europe des Quinze, c'est-à-dire avec des pays se soumettant, à de rares exceptions près, à la même règle sociale que la nôtre. Je ne dis pas qu'il faille laisser sur le bord de la route les pays qui ne la respectent pas encore, en refusant tout échange avec eux. Mais si nous nous en tenons à des relations purement commerciales, nous nous exposons à faire le deuil de nos valeurs fondamentales. Tâchons plutôt de leur faire comprendre, au besoin par des mesures de rétorsions économiques, telles que l'instauration de barrières douanières, que la dignité de l'homme constitue pour l'Occident un horizon indépassable. Que le commerce, dès lors qu'il ravale l'homme à n'être qu'une force de travail au service du capital, est condamnable. Les théories libérales sont inconscientes et dangereuses car elles récusent tout lien entre société et économie. Or, le mode de développement économique pour lequel on opte est d'abord un choix de société. Les conséquences dévastatrices du libéralisme sur le tissu social des pays occidentaux nous le rappellent malheureusement chaque jour."
Sur le volet fiscal de ses réformes, Ernest se montra tout aussi pédagogue et acerbe. "La richesse augmente, déclara-t-il en préambule, et pourtant, le nombre de pauvres augmente lui aussi. Conclusion : le problème ne réside pas, comme tentent de nous le faire accroire les porte-parole du capitalisme sauvage, dans l'insuffisance de la création de richesses, mais dans l'insuffisance de la redistribution." Contrairement aux recommandations des experts en marketing politique, toujours prompts à conseiller aux hommes politiques de ne jamais parler chiffres à leurs concitoyens, sous le prétexte simpliste qu'ils n'y entendent rien, Ernest ne se priva pas d'égrener quelques statistiques éloquentes destinées à marquer les esprits : "En France, sur 500 milliards de revenus d'épargne financière perçus en une année, rappela-t-il, seulement 100 milliards sont imposées ; sur vingt-cinq millions de foyers fiscaux, onze mille paient plus de 50% d'impôt ; la part du capital dans la valeur ajoutée est passée de 25% à 40% ; les impôts aux Etats-Unis s'élèvent à 32%, mais les contreparties sont moindres (pas de santé, pas d'éducation notamment). La cohésion sociale est assurée par l'impôt, martela-t-il. Celui-ci, pour être juste, doit être le plus progressif possible : chacun doit payer proportionnellement à ses ressources. Ce n'est pas les riches qui tirent la consommation, pour la bonne et simple raison qu'il vaut mieux vendre dix Renault qu'une Rolls-Royce."
Quelques règles simples, de bon sens, avaient été, pour une fois, édictées depuis le sommet de l'Etat. Aussi, quand on demanda à Ernest pourquoi avoir tant attendu, il répondit : "Il y a le feu dans la maison, l'explosion sociale menace. Il est de ma responsabilité de l'éviter. Les capitalistes n'ont pas compris que leur cynisme joue contre eux. Le monde qu'ils nous préparent, c'est un monde dans lequel les riches, toujours plus riches, et toujours moins nombreux, seront en permanence conduits à se protéger des pauvres, toujours plus pauvres et toujours plus nombreux ! Malheureusement, ce n'est pas dans les écoles de commerce, ni à l'ENA, ni à Polytechnique, qu'on apprend le bon sens, et encore moins l'humanisme. Voilà peut-être la raison pour laquelle, aujourd'hui, nous courons vers l'abîme les yeux fermés. Croyez-moi, la France ne pourra plus être considérée longtemps comme un pays libre si les inégalités entre citoyens continuent de se creuser."
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